Sociologie politique de l'Europe du Sud 06 - 11 (cours 4)


Le bosphore d'Istambul (entre la mer de Marmara et la mer Noire)





Les élites turques et l’étatisation


Puisque dans un État faible les élites ont un pouvoir plus grand sur celui-ci alors on peut regarder de plus près ce qu’il en est avec le cas turc.


I.                   Un État spécifique

Dans le droit international public, on définit un État par la notion de droit successeur. Ainsi la Russie est l’État successeur de l’URSS et la Turquie, l’État successeur de l’Empire Ottoman. En faisant ainsi on récupère certaines prérogatives de l’ancien État ainsi que des désavantages. La Turquie en tant qu’État successeur de l’empire ottoman a aussi récupéré aussi les dettes de l’Empire ottoman.
Cet État est particulier aussi parce qu’il est à un carrefour géographique : balkanique, caucasien, européen et moyen-oriental. C’est tant un avantage qu’un inconvénient puisque si ce lieu est clé, cela ne l’empêche pas d’être soumis à des influences extérieures pour le contrôler. D’ailleurs dans la guerre de libération, il a bien fallut pour les Turcs reprendre leur territoire. Mustafa Kemal Atatürk et son armée ont donc pris le dessus dans cette conquête. La question des frontières est majeure pour ce pays.
C’est un État qui s’est très vite arrimé au bloc occidental alors même qu’il est entouré par le bloc socialiste. La Turquie s’est construite comme un État proche de l’alliance occidentale. Concrètement, la Turquie s’est rapprochée des USA dés 1947, est entré dans l’OTAN lors de sa formation en 1959 et enfin a rejoint l’OCDE par la suite. Le pays est donc bien un pilier de l’alliance occidentale. Historiquement, son allié local et principal est donc devenu Israël.
La Turquie est aussi un pays sécuritaire, centraliste et autoritaire avec pour pilier les trois armées : armée de terre, de mer et de l’air.
C’est aussi spécifique car on est dans un État qui n’est pas juste arrimé aux USA mais dans un sens plus global à l’Occident. Cette occidentalisation fut un revirement assez fort et rapide. L’aspect oriental du pays fut longtemps mis de coté sur plusieurs plans. Sur le plan juridique, la charia est abandonnée pour un code civil proche de celui de la Suisse. Idem pour le code pénal inspiré de l’Italie. Le tout pris place sous des présidences de kémalistes. Plusieurs observateurs parlent d’une vraie révolution en Turquie puisque les modes de vie ont été vraiment révolutionnés (des mesures numériques au mode de mariage en passant par le vote des femmes). Typiquement, la Turquie a modifié son alphabet d’origine perse et arabe pour en faire un alphabet latin. La laïcité a aussi été intégrée. Le système administratif est calqué sur celui de la France avec un découpage en département et en préfecture.

On a donc un État en cours de normalisation même si cela dure depuis la naissance de la Turquie. Mais ce projet occidentaliste est remis en cause depuis quelques temps. On a un arrimage à l’Occident très fort et ancien (de l’OTAN à l’UE). On a donc un État en partie contradictoire entre dynamique de normalisation et influence post-ottomane. Celle-ci s’est révélée depuis 2003 quand un long pouvoir conservateur qui est resté plus de 10 ans à la tête de l’État est renversé. Passe-t-on alors à une ré-ottomanisation qui remettrait en cause la logique d’occidentalisation ?


II.                La stabilisation du régime démocratique turc

Cette stabilisation s’est faite de plusieurs manières. D’abord, on a limité la dynamique révolutionnaire. Les premières élections libres datent de 1950 avec, comme souvent, le succès d’un parti démocrate mais très conservateur. Ce parti est revenu sur la laïcité et d’autres points du programme. En 1960, le coup d’État a lieu pour rétablir la démocratie et le programme révolutionnaire. C’est un coup d’État original car il est révolutionnaire. Le premier ministre Menderes est donc renversé par l’armée, qui le condamne et le pend au nom du fait que le projet révolutionnaire d’Atatürk avait été abandonné par Menderes. La Turquie y a tout de même perdu en prestige suite à cet évènement.
Autre aspect, les coups d’État en Turquie sont nombreux mais ont pu stabiliser le régime sur le long terme : en 1960, en 1971 (gouvernement de droite jugé trop libéral), en 1980 (coup d’État du 12 septembre qui amène la dictature du général Evren) et en 1997 (dit le coup d’État postmoderne, où l’armée intervient mais sans violence). Tous ces coups d’État sont assez différents, mais on constate que cela s’est stabilisé puisqu’en 2007 un coup d’État virtuel a eu lieu cette année-là, sans succès. Et puis ces coups d’États ont aussi été de moins en moins violents.

Qu’en est-il alors de la période islamiste avec l’Adalet ve Kalkinma Partisi (AKP, parti de la justice et du développement) et son premier ministre actuel Recep Tayyip Erdogan ? En décembre 2002, le parti islamiste gagne les élections et la constitution est changée, il accède au pouvoir en mars 2003. Ce n’est pas la première fois qu’un parti islamiste arrive au pouvoir en Turquie. Celui-ci se présente d’ailleurs comme Islamiste démocrate donc sur le principe des Chrétiens démocrates. Erdogan est alors très loin de vouloir rétablir la charia. Cet islamisme modéré est proche du développement  capitaliste classique est apparu comme un régime combinant développement et islamiste. D’ailleurs, Erdogan est au pouvoir depuis maintenant 10 ans et a inspiré plusieurs partis politiques dans d’autres pays arabes.
Durant ces 10 ans, Erdogan a fait du pays une grande puissance économique en développant ses exportations. De grands projets sont en construction : le métro sous le détroit du bosphore, un second bosphore au Nord d’Istanbul, un grand aéroport international ou encore le GAP.
Autre constat de sa politique, la réorientalisation et l’aspect conservateur de sa politique. Ainsi la laïcité est remise en cause avec le retour du voile dans els universités et le Parlement. Ainsi, on tend à dire que, par incrément, l’AKP et Erdogan réoriente une politique conservatrice et anatolienne.

Au final, on retient de son bilan, un néo-ottomanisme qui sert de boussole à ce gouvernement, un véritable leadership, un retour de l’Islam dans l’État comme symbole de vie d’un mode de vie plus conservateur. En revanche, la politique est contestée sur le plan démocratique puisque plusieurs spécialistes estiment qu’Erdogan a réprimé fortement les manifestations de contestations (Gezi Park) et tenté d’éliminer ses adversaires principaux notamment dans l’armée. On constate donc des oppositions à la politique menée par Erdogan sans que la dimension autoritaire de la démocratie en soit plus effacée.


III.             Les défis actuels de la Turquie

Plusieurs questions internes demeurent au sein du régime.
(Histoire de la Turquie contemporaine, coll. Repères, Bozarslan)

La civilianisation du régime est-elle totale ? Certes le régime islamiste a affaibli l’armée, mais après tout, rien n’empêche celle-ci de revenir au premier plan lors d’un potentiel coup d’État.
Un enjeu tourne aussi autour du développement entre l’Ouest et l’Est du pays. Ainsi le cas kurde a été plus ou moins réglé par Erdogan (possibilité de faire du kurde une seconde langue, quelques émissions en kurde, …) mais rien de concret pour aider la région.
La question de l’islamisme est aussi en jeu. Si Erdogan est réélu en 2015, va-t-il renforcer l’islamisme ou ce qui séduit c’est le compromis entre religion et laïcité ?
Le régime se stabilise-t-il sous le coup de l’islamisme ou bien le long règne de ce parti cache-t-il autre chose ? Après tout, l’alternance en Turquie est bloquée depuis 30 ans. On a donc quand même toujours le doute sur la dimension autoritaire en dépit de l’affirmation de l’AKP comme quoi ce parti serait modéré.




En questions externes, plus géopolitiques que les précédentes, on en trouve plusieurs.
Tout d’abord, l’inévitable problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. Les négociations d’adhésion entre la Turquie et l’UE ont repris mais des deux bords on freine des deux pieds.
Autre souci, la question chypriote qui demeure elle aussi en suspend. On a pourtant une crise géopolitique qui dure depuis 50 ans et qui est un enjeu d’u point de vue de la Méditerranée et aussi de l’UE. La Turquie contrôle donc 30% du territoire chypriote et appelle ça la République Turque de Chypre Nord. Or la Turquie est le seul pays qui reconnaît l’existence de cet État. Isolée sur la question, la Turquie maintient pourtant sa position.
Autre sujet délicat, le génocide arménien de 1915. On considère qu’il y a eu jusqu’à 1,5 millions de morts. Or là encore, cela renforce l’aspect autoritaire du pays qui refuse de reconnaître son implication dans cet évènement. Bien sur, cela pose la question de ce qui se passe avec une reconnaissance de ce génocide. Avec l’Arménie (le pays), la frontière est fermée, les Arméniens turcs sont venus s’implanter en Europe de l’Ouest, … Cela concerne donc l’image diplomatique de la Turquie qui est fragilisée par son négationnisme d’État.
Le Moyen-Orient est un autre enjeu de la Turquie. Elle s’insère dans l’espace du Moyen-Orient et en particulier avec des frontières communes avec la Syrie, l’Irak et l’Iran. C’est toujours assez tendu dans leurs rapports avec ses voisins et la guerre a menacé à plusieurs reprises avec la Syrie ou l’Irak. Mais de nombreux enjeux posent problème. L’Iran en opposition sur le sujet du nucléaire avec l’Occident, l’afflux de réfugiés venus d’Irak puis de Syrie et des zones kurdes. Les frontières locales sont plus problématiques pour la Turquie qu’un véritable avantage.
Le dossier énergétique est aussi un problème local. Peu pourvu en ressources naturelles connues, la Turquie, très dépendante du gaz russe tente autant que possible de s’en dissocier. La Turquie développe alors des liens divers avec ses partenaires. La question du projet hydraulique GAP est aussi un souci majeur.
Enfin, la Turquie a des soucis assez importants avec ses voisins. L’ennemi héréditaire local est la Grèce, le partage entre les deux pays sur la possession des îles en mer Méditerranée reste tendu. A cela s’ajoute les flux de migrants qui passent de la Turquie à l’Europe. Concernant la Bulgarie qui a aussi une frontière avec la Turquie, les relations sont stables mais pas chaleureuses. Idem avec la Géorgie. Avec l’Arménie, c’est pire, la frontière est fermée entre les deux pays depuis 1993, la question du génocide arménien pèse sur les relations, ainsi que les camps choisis par les deux pays dans les guerres du Caucase. L’Azerbaïdjan est le seul voisin local allié avec la Turquie. Pour l’Iran, les rapports sont assez faibles, c’est principalement lié à la position iranienne sur le plan international et sur la question kurde. L’Irak comme État déstabilisé depuis 2003 est dominé par les Chiites, sauf dans le nord de l’Irak mal maîtrisé qui est plus dirigé par les kurdes sunnites et les leaders du PKK qui mènent des actions contre la Turquie. Enfin la Syrie a été approchée sérieusement depuis 2001 par la Turquie. Malheureusement avec les conflits actuels, la Turquie est empêtrée dans une situation où, après avoir soutenus les rebelles laïcs, ceux-ci ayant été partiellement infiltrés par des djihadistes, la Turquie s’est encore retirée. Pourtant, la crise syrienne a révélé que la Turquie n’est pas encore une puissance régionale puisqu’elle a faillit entrer dans le conflit, a connu des attentats syriens sur son territoire et ne parvient pas à calmer le jeu.

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