Géopolitique de l'Afrique 07 - 10 (cours 3)







Ni la mer, ni la ville ne sont vraiment sures à Mogadiscio.


Les États faillis


I.                   L’Etat failli

La notion émerge vers 1990 sous le coup de quelques grandes institutions de développement dont la London School of Economics (LSE) et la Banque Mondiale.  Le but est de définir des pays qui toucheraient des aides des grandes institutions pour se stabiliser. Il faut donc mesurer le niveau de développement avec des critères économiques, d’autres géographiques, … Sur cette définition, les USA y ajoutent une notion sécuritaire et de ???. Du coup, dès 2001, ces États apparaissent comme une menace globale plus ou moins relié à Al Qaïda. Enfin, depuis 1990, les États faillis sont de plus en plus nombreux selon ces critères.

Le concept est très américain car on trouve dans les traces théoriques chez William Zartman qui a publié L’effondrement de l’État en évoquant le cas de la Somalie principalement. L’auteur s’intéresse à l’État sur le plan de la souveraineté, de la sécurité et de l’identité. Un de ses amis politologues américains qui travaille sur le Libéria et la militarisation progressive, va parler d’État faible. Enfin, cette notion se développe aussi dans les couloirs de la diplomatie et des institutions internationales. Pour autant, on manque de précision sur le concept. On considère entrer dans cette définition le Cambodge, Haïti, la Colombie, l’ex-Yougoslavie, … Selon la LSE, l’État faible, c’est un État effondré, situation où l’État ne peut assurer ses fonctions de base (dont la sécurité intérieure et extérieure) bien qu’il dispose théoriquement du monopole de la violence légitime. L’aspect sécuritaire est important, ces pays apparaissant dangereux car fragilisés.
Avant l’État faillis, on a d’autres stades des États : États en crise (en danger d’effondrement car soumis à un stress aigu), État fragile (susceptible d’entrer en crise) ou encore États nations (ceux qui sont loin d’être en crise).

En France, le terme apparaît dans certaines directives du ministère de  l’intérieur sous la direction de Michelle Alliot-Marie. Mais le terme est peu usité car en qualifiant ainsi les États, on leur accole une mauvaise image qui peut leur nuire. Plusieurs États et institutions refusent donc ce terme ou alors l’utilise dans un sens beaucoup plus flou pour ne pas le stigmatiser. On dit par exemple, pays en situation de fragilité.

Des cartes et des index ont été produits en utilisant des indicateurs qui permettraient de mesurer la vulnérabilité d’un État (progression démographique, criminalisation de l’État, inégalité de l’accès aux biens, …). D’autres institutions refusent de donner les critères de mesure, mais cela change très régulièrement. Techniquement, on peut mesurer des pays entre eux.
De ces cartes, on constate qu’on vit globalement dans un monde où les structures politiques évolues et sont en construction. Les États très solides, il n’y en a qu’un : la Finlande. Les États stables sont un peu plus nombreux : Norvège, Suède, Danemark, Irlande, Islande, Canada, … Les plus mauvais élèves étant concentrés en Afrique subsaharienne et un peu au Moyen-Orient. En 2012, les pires élèves ne sont que deux, République Démocratique du Congo et Somalie. Au final on constate 97 pays orange (classifiés « warning ») et 32 pays rouges (classifiés « alert »).
Selon les critères pour avoir un État faillis il faut, une décolonisation mal menée, une malgouvernance chronique ou encore un fond de vulnérabilité économique, sociale et environnementale. Parfois, sont ajoutés des facteurs extérieurs qui contestent l’autorité de l’État par une ingérence extérieure (multinationales, …) ou par une confrontation (ethnies armées, …).

Tous ceux qui ont une approche environnementaliste de l’État estiment qu’il y a un modèle de l’État du type État wébérien et principalement occidental. Leur solution est alors de reconstruire l’État avec des opérations de state building (nomination d’un nouveau personnel, aides financières pour réimplanter ministères, élections, …). On trouve aussi dans ces opérations des actions plus humanitaires.
Pour d’autres, cette approche est inefficace car on se contente d’injecter de l’argent dans des institutions  gangrénées. Il vaut alors mieux établir une politique d’État hybride. On ne peut pas faire fonctionner un État wébérien sur place sans le modifier pour mieux l’adapter à son contexte. On fait un État quelque peu différent mais plus efficace.
A cela, des chercheurs soulignent qu’on ne peut pas non plus avoir une vision idéaliste de l’Afrique et qu’on a des classes, des rangs, et d’autres structures anciennes. Sous un État même modifié, on risque de favoriser certains bords ce qui serait pénalisant pour les autres. Ils préconisent plutôt une intégration progressive où on débute du local pour construire un nouvel État.


II.                Quelques exemples d’Etats faillis

On va étudier une approche plus de terrain, beaucoup moins théorique. Mais on constate effectivement sur le terrain des éléments de définition. Après, on peut se demander à qui cela bénéficie-t-il d’avoir des États faillis. Trois États sont emblématiques de cette définition : Afghanistan, la Somalie et le Mali.

L’Afghanistan a toujours été convoité par ses voisins (Russie ou Royaume-Uni à une autre époque) car il est un point de passage important. Ainsi en 1979, l’URSS intervient pour soutenir un régime communiste et finit par installer un régime rouge et dur. L’URSS tente de supprimer les traces de la culture afghane créant un mouvement d’opposition, les moudjahidines. Aujourd’hui se sont ajoutés des combattants du djihad. Mais pendant la décennie 1980, l’URSS est en guerre contre les moudjahidines. En 1989, du fait de l’effondrement de l’URSS, celle-ci se retire et le régime communiste tombe. Cette guerre a aussi fragilisé l’URSS. Il ne reste alors qu’un État aux mains de chefs de guerre et de chefs de clans qui s’affrontent.
Dans les années 1990, apparaissent les Talibans, d’anciens Afghans qui sont partis au Pakistan, qui y ont fait des études théologiques et qui veulent régler ces conflits. Du coup, ces étudiants s’organisent et entrent à leur tour en guerre. Ils ont le soutien financier du Pakistan, qui est intéressé par les terres de son voisin. Les Talibans imposent finalement la paix par la force, ce qui est bien accueillie par la population locale puisqu’enfin, en 1996, le pays se stabilise. En revanche, rapidement, les Talibans installent une loi religieuse contraignante pour la population (port du voile, suppression des cultures d’opium, …). Tout cela plaisait aussi aux Occidentaux qui voient l’opium diminuer et le pays se stabiliser progressivement.
En revanche, quelques temps plus tard, les Talibans détruisent les bouddhas de Bâmiyân. C’est un premier signe pour l’Occident. Par la suite, les Talibans accueillent Oussama Ben Laden, leader d’Al-Qaïda au grand damne de l’Occident, surtout quand le 11 septembre a lieu. Du coup, la guerre est déclenchée et le pays karsherisé par les Américains qui installent un ancien membre de la CIA locale à la tête de l’Afghanistan, Hamid Karzai. Karzai élu en 2003, réélu (frauduleusement) en 2009. On se questionne donc beaucoup sur ce pays qui s’est effondré et si le régime actuel peut se pérenniser.

La Somalie a une histoire similaire mais différente. Le pays naît en 1960 de l’union du Somaliland (ancienne colonie anglaise) et de la Somalie (ancienne colonie italienne). Cet assemblage est constitué de clans mais le pays est globalement homogène ce qui semble en faire un pays viable. En 1969, ce pays démocratique tombe sous le coup d’État de Mahamed Siyaad Barre qui instaure une dictature et choisit par défaut de s’allier à l’URSS. Dictature, despotisme et corruption s’ajoute à un conflit meurtrier et sans vainqueur qui opposa la Somalie à l’Ethiopie. Quand le dictateur vieillit, les chefs de clan se réveillent et renversent Barre en 1991. Aussitôt, on est dans une guerre civile où les chefs de clans deviennent chefs de guerre. A cela, s’ajoute une grande famine qui pousse l’ONU à intervenir. Mais pour intervenir efficacement, l’ONU contacte les chefs de guerre, ce qui accroit les conflits entre les chefs de guerre. Finalement, les casques bleus censés garantir la sécurité des convois alimentaires sont attaqués par les chefs de guerre, c’est l’armée américaine qui va soutenir les casques bleus. Cependant, suite à l’épisode de la chute du faucon noir, les USA sous la pression populaire se retirent, avec l’essentiel des troupes de l’ONU.
Le pays devient alors un trou noir avec toujours plein de conflits entre chefs de guerre, jusqu’au début des années 2000. Pourtant depuis 2000, on constate qu’une justice est toujours rendue en Somalie via des tribunaux islamiques. Ils règlent des conflits entre voisins, des vols, … Ces tribunaux islamiques s’allient aux marchands et prennent le pouvoir dans la capitale. Ils installent une paix dans le pays, ce qui est bien vu par la population. En revanche, l’Ethiopie catholique voisine redoute ce pouvoir et intervient en envahissant la Somalie. En réponse, les shebabs (les plus jeunes islamistes, principalement radicaux) se lancent dans le conflit puis récupèrent le pouvoir à Mogadiscio. Du coup, la mission de l’Union africaine en Somalie (African MIssion union in SOMalia, AMISOM) intervient (via les armées ougandaise et burundaise) à son tour. Cette mission repousse progressivement les shebabs hors du pays avec quelques retours de ce mouvement, comme à Nairobi dans le centre commercial en septembre 2013. Un gouvernement de transition s’est constitué, sans être vraiment efficace.
Cette instabilité a longtemps favorisé les autres pays qui bénéficiaient d’avantages, comme une pêche illégale dans les eaux somaliennes. Les pêcheurs ont donc changé de profil, devenant pirates pour sauvegarder leurs intérêts mais aussi car avec un fort taux de chômage, c’est un métier porteur. Depuis 2012, les pirates ont presque disparus par une flotte armée occidentale qui stabilise la zone maritime mais aussi par un gouvernement à peu près stable. Ce gouvernement est constitué d’un Parlement élu indirectement par des chefs de guerre et un Président récemment élu. Les tribunaux islamiques existent toujours et remplissent leur fonction locale.
Parallèlement, face aux conflits, la partie anglaise de la Somalie (le Somaliland) ne voulant pas y être mêlée à voulu faire sécession. Mais la communauté internationale ne l’a pas reconnu souhaitant rebâtir une Somalie unie. On suivit une sécession du Puntland et une autre du Jubaland. Des manipulations claniques sont aussi derrière ces sécessions. Le plus dur sera de réunifier la Somalie et le Somaliland puisque ce dernier vit pacifiquement en autonomie depuis des années.

Le Mali est aujourd’hui un État failli alors qu’il y a deux ans, personne ne pensait que cela serait le cas. Les institutions ont totalement disparues mais l’Occident s’est focalisé sur la pratique des élections et elles ont perduré. C’est Amadou Toumani Touré qui a fait tomber un Président-dictateur, mais qui avait laissé le pouvoir au civil. Touré s’était présenté plus tard comme civil à l’élection, les avait remportées mais sans se maintenir au pouvoir quand son élection est arrivée à son terme. Ce prisme a aveuglé les Occidentaux sur la situation malienne.
De 1970 à 1991, dictature de Moussa Traoré, suivit d’une période de transition démocratique grâce à Amadou Toumani Touré. Mais sur place, la pratique des taxes personnelles est omniprésente, tous les Maliens doivent payer des taxes supplémentaires et arbitraires. Cela tient aussi au fait que les gens qui travaillent accumulent les sources de revenus car ils font vivre plein de personnes autour d’eux, des familles, des amis, … L’autre souci du Mali, c’est que le trafic de drogue d’Amérique du Sud dépose ses marchandises en Guinée (aussi État failli) et passe par le Mali pour rejoindre l’Europe. Cela a favorisé un argent issu de la drogue qui a permis la constitution de fortune et des allégeances autour de ces personnes. Enfin, géographiquement, le Mali est divisé entre Nord-Mali et Sud-Mali. Le Sud, ce sont des populations noires, le Nord des populations arabes et principalement des Touaregs. Hors ce peuple a un sentiment nationaliste assez fort et réclame depuis longtemps un État propre au Mali mais aussi à l’Algérie, en Mauritanie, au Niger et en Lybie. Hors le Mali étouffait les contestations sans pour autant les régler. Avec la chute de Mouammar Khadafi en Lybie en 2011, le dictateur avait dans ses rangs armés des Touaregs qui vont donc rentrer dans leur pays, avec les armes venues de Lybie. Ils décident de faire des groupements islamistes et narco-islamistes pour reprendre leurs terres. Leur mouvement va prendre tout le Nord-Mali devant une armée malienne mal équipée, gangrénée et inefficace. Un général fait un coup d’État dans la Sud-Mali mais ne règle pas la question Touareg au Nord. L’État s’est donc effondré à ce moment. En mai 2012, les narco-islamistes se sont construit un État de plein pied au Mali poussant à l’intervention française. Si les groupes islamiques sont bien repoussés, cela ne règle pas la question de l’effondrement de l’État malien qui a réélu un nouveau président, tiré de l’ancienne classe politique.
Les objectifs sont donc de reconstruire l’État malien, de faire la paix avec les touaregs pour calmer le conflit.

Dans les trois cas, on voit des points communs. D’abord des frontières construites après la décolonisation sans respecter les logiques des populations sur place. On a donc des frontières nouvelles, avec des postes frontières qui n’existaient pas pour les populations locales. Certaines peuplades sont mêmes coupées en deux ou plus. Ainsi, le peuple Patchou à la frontière entre Afghanistan et Pakistan pourrait être une solution pour stabiliser la zone. Idem pour les Touaregs partagés entre Mauritanie, Algérie, Mali, Niger et Lybie.
Autre phénomène, la présence de différentes ethnies en conflits. Si l’on regarde sous un autre angle, on constate que ces conflits viennent aussi de réalité économique. Ainsi, dans plusieurs cas, les intérêts sont l’acquisition de nouvelles terres arables, de ressources minières ou autres, des lieux d’exportation, …
On peut voir aussi qu’on a toujours une influence plus ou moins directe de voisins puissants : l’Afghanistan est un jeu pour le Pakistan, l’Ethiopie se mêle des affaires en Somalie (pour grignoter du territoire), tout comme le Kenya qui veut se créer un accès libre au port de Kismaayo.
Enfin, on peut ajouter l’ingérence de pays étrangers dans les affaires de ces États, accélérant leur affaiblissement et le mettant en évidence.
On peut évidemment superposer plein d’autres constats. Un taux de chômage élevé ainsi qu’une grande jeunesse de la population locale. On a donc le métier de guerrier qui se développe comme un autre. Un grand degré de népotisme et une corruption assez forte dans les institutions étatiques peuvent aussi jouer. Et puis, il faut un évènement marquant qui forme le tournant pour le pays vers une très forte instabilité.

En dépit des États faillis, les populations locales continuent de vivre, malgré les dégâts sur place. Après l’État, d’autres institutions suppléent à l’État : la famille, le clan, …
Sur le constat qu’on peut faire là-bas, on constate une ultra-libéralisation du pays depuis son effondrement. Les entreprises d’électricité, celles de la 3G ou encore les aéroports fonctionnent très bien mais coutent très cher (au vu du niveau de vie local) et sont très nombreux. De plus, la monnaie somalienne est si instable que pour payer, les Somaliens payent soit en dollars ou par portable et donc micro-paiements. Ce système fonctionne bien mais les banques et les entreprises qui font de très gros bénéfices ne le redistribuent jamais à l’État. Le système éducatif est entièrement privé, il fonctionne bien, mais mine une partie de la population ainsi que l’État lui-même. Les multinationales bénéficient donc aussi de cet état.
Si l’on regarde en République Démocratique du Congo, on voit à quel point l’État failli profite aux États voisins qui peuvent piller les ressources, agiter les peuplades à leurs avantages, … Enfin, la même question se pose sur l’accaparement des terres, ce système fonctionnant assez facilement dans un État failli.
Les ONG et l’ONU sont aussi les bénéficiaires de ces États faillis. La situation de faiblesse des États permet des interventions, des appels aux dons, … Quant à l’ONU, qui a certes de très bons sentiments lors de ses interventions, dépense des milliers pour des résultats très limités, voire nuls. Les aides alimentaires fournis à la Somalie furent une des causes de conflits entre les chefs de guerre et cela a en plus appauvrit les producteurs locaux.

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